
1. Introduction
Depuis l’activation de la Directive sur la protection temporaire (2001/55/CE ; ci-après : DPT) pour les personnes déplacées d’Ukraine le 4 mars 2022, une situation hybride particulière est apparue aux Pays-Bas. Les ressortissants étrangers relevant du champ d’application de la DPT résident légalement dans le pays, mais leurs demandes d’asile ne sont pas examinées tant que la protection temporaire est en vigueur. Cette pratique soulève des questions fondamentales sur la relation entre la DPT, la Directive sur les procédures d’asile (2013/32/UE) et les dispositions nationales de la Loi sur les étrangers de 2000 (Vw 2000), en particulier l’article 43a.
Cet article analyse le cadre juridique actuel, la jurisprudence pertinente et les questions préjudicielles renvoyées le 2 avril 2025 par la Section du contentieux administratif du Conseil d’État (ci-après : la Section) à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Une attention particulière est accordée à la situation juridique des bénéficiaires de la protection temporaire, y compris ceux qui sont en fait des réfugiés au sens de la Convention.
2. Dépôt de la demande d’asile : une formalité sans examen au fond
Bien que la DPT elle-même n’exige pas le dépôt d’une demande d’asile pour obtenir la protection temporaire, les Pays-Bas ont choisi d’aligner autant que possible le régime de protection temporaire sur le système national d’asile. L’enregistrement auprès de la municipalité et l’inscription au Registre de base des personnes (BRP) sous le code 46 sont traités par le Service de l’immigration et de la naturalisation (IND) comme une demande d’asile incomplète.
Lors du rendez-vous à un guichet de l’IND — où le document de séjour (un autocollant ou un document O) est délivré — le demandeur doit signer le formulaire M35H. À ce moment-là, la demande d’asile est formellement déposée, mais son examen est reporté.
Ainsi, le ressortissant étranger bénéficie d’un séjour légal en vertu de l’article 8(f) ou (h) de la Loi sur les étrangers, sans aucune évaluation au fond de la demande de protection internationale.
3. Report de l’examen : pouvoir discrétionnaire ou obligation ?
L’article 17, paragraphe 2, de la DPT dispose que l’examen d’une demande d’asile doit être achevé après la fin de la période de protection temporaire s’il n’a pas été conclu plus tôt. Ceci a été mis en œuvre à l’article 43a de la Loi sur les étrangers. La question est de savoir si la suspension de l’examen est un pouvoir ou une obligation de l’État membre.
Selon la pratique actuelle (Instruction de travail de l’IND 2025/6), les demandes d’asile des Ukrainiens bénéficiant d’une protection temporaire sont différées jusqu’à la fin de la protection temporaire. Les Pays-Bas exercent ainsi un droit de suspension, mais ne remplissent aucune obligation explicite de le faire. L’article 17, paragraphe 2, de la DPT semble formuler une possibilité plutôt qu’un devoir de suspendre.
4. Le demandeur peut-il forcer l’examen ?
La doctrine et la jurisprudence sont divisées sur la question de savoir si un ressortissant étranger sous protection temporaire peut exiger une décision en temps voulu. D’une part, le secrétaire d’État soutient que les délais de décision ne courent pas pendant la protection temporaire, car l’article 43a de la Loi sur les étrangers suspend l’examen. D’autre part, en se basant sur la logique de la Directive sur les procédures d’asile, il est avancé que le délai maximum de 21 mois s’applique également aux bénéficiaires de la protection temporaire, car ils ne sont pas exclus du champ d’application de la directive.
Dans son jugement du 8 juillet 2024 (ECLI:NL:RBDHA:2024:10491), le tribunal d’Arnhem a jugé que la suspension de l’examen ne viole pas l’article 31, paragraphe 5, de la Directive sur les procédures d’asile. Le tribunal a considéré qu’une décision peut être prise pendant la période de protection temporaire, mais que ce n’est pas obligatoire ; les délais ne commencent à courir qu’après la fin de cette période.
Les tribunaux de Haarlem (1er juillet 2022, ECLI:NL:RBDHA:2022:11308) et de Groningue (21 mars 2023, ECLI:NL:RBDHA:2023:3626) ont adopté un point de vue similaire.
Une approche différente apparaît dans l’arrêt du tribunal d’Arnhem du 3 avril 2024 (ECLI:NL:RBDHA:2024:4613), qui a jugé que le délai de 21 mois court à compter de la date de dépôt de la demande, même en cas de protection temporaire. Cette affaire est en appel devant la Section.
5. Questions préjudicielles du 2 avril 2025
Dans sa décision du 2 avril 2025 (ECLI:NL:RVS:2025:1473), la Section a renvoyé deux questions fondamentales à la CJUE :
L’article 17, paragraphe 2, de la DPT doit-il être interprété comme accordant aux États membres le pouvoir de suspendre l’examen des demandes des bénéficiaires de la protection temporaire pour la durée de cette protection ?
Les délais prévus à l’article 31 de la Directive sur les procédures d’asile doivent-ils être interprétés en ce sens que, lorsqu’une demande de protection internationale est introduite avant ou pendant la protection temporaire par un bénéficiaire de la DPT, ces délais ne commencent à courir — ou ne reprennent — qu’après la fin de la protection temporaire ?
Les réponses de la CJUE seront décisives : la confirmation de la pratique néerlandaise légitimerait une suspension prolongée, alors que l’interprétation inverse obligerait les autorités à traiter des milliers de cas ukrainiens dans les délais ordinaires.
6. Situation juridique et sécurité juridique des bénéficiaires de la protection temporaire
La suspension affecte directement la sécurité juridique. Les bénéficiaires de la protection temporaire peuvent rester dans l’incertitude pendant des années, ne sachant pas s’ils pourront rester après la fin de la protection. Cette période n’est pas prise en compte pour l’obtention d’un permis de séjour permanent ou pour la naturalisation. Ce n’est qu’en cas de décision positive sur la demande d’asile que la période sous protection temporaire est comptabilisée rétroactivement.
De plus, parmi les bénéficiaires de la protection temporaire, il peut y avoir des personnes qui sont en fait des réfugiés ou des personnes éligibles à la protection subsidiaire. Cependant, pendant la protection temporaire, elles ne peuvent pas exercer les droits conférés par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et la Directive « Qualification » (2011/95/UE). Comme le note Karina Franssen dans sa thèse « La protection temporaire des demandeurs d’asile dans l’UE », cette mise en œuvre génère une tension avec l’esprit du droit d’asile de l’UE, qui vise à garantir un accès effectif à la protection.
7. Date de début du permis de séjour
Si la demande d’asile d’un bénéficiaire de la protection temporaire est finalement acceptée, le permis de séjour est délivré avec effet rétroactif — à compter de la date d’enregistrement au BRP. Selon l’instruction de travail de l’IND 2025/6, cet enregistrement sous le code 46 est considéré comme le moment du dépôt d’une demande incomplète. Une telle rétroactivité atténue en partie le retard, mais n’élimine pas des années d’incertitude et les droits limités pendant la protection temporaire.
8. Ressortissants de pays tiers titulaires d’un permis de séjour temporaire ukrainien
Une catégorie distincte est constituée par les ressortissants de pays tiers facultatifs, dont la protection temporaire a pris fin en 2023. L’examen de leurs demandes d’asile a commencé cette année-là.
Dans sa décision du 7 mai 2025 (ECLI:NL:RVS:2025:1999), la Section a jugé que le ministre avait illégalement laissé ces demandes sans examen en vertu de l’article 30c, paragraphe 1, sous a), de la Loi sur les étrangers : le fait de ne pas répondre à une demande d’information n’est pas un motif pour considérer la demande comme retirée.
Cette jurisprudence souligne que, même dans le cadre du régime de protection temporaire, les principes généraux de bonne administration et d’équité procédurale continuent de s’appliquer pleinement.
9. Conclusion
Le traitement des demandes d’asile des Ukrainiens bénéficiant d’une protection temporaire occupe un « no man’s land » juridique. La politique néerlandaise de suspension complète jusqu’à la fin de la protection peut être compréhensible sur le plan administratif, mais elle soulève de sérieuses questions au regard du droit de l’UE, du principe de sécurité juridique et du droit à une procédure effective.
Les réponses de la CJUE aux questions préjudicielles fixeront le cap : si la suspension est jugée admissible, la pratique actuelle persistera. Si, toutefois, la Cour juge que les délais de procédure s’appliquent également aux bénéficiaires de la protection temporaire, l’IND devra traiter des milliers de demandes rapidement. Dans tous les scénarios, une clarification est nécessaire sur la manière dont la protection temporaire s’articule avec le droit fondamental à une procédure d’asile juste et rapide.
Littérature et Sources
- Directive 2001/55/CE (Directive sur la protection temporaire)
- Directive 2013/32/UE (Directive sur les procédures d’asile)
- Documents parlementaires II 2003/04, 29 031, nos 3 et 5
- Instruction de travail de l’IND 2025/6 « L’Ukraine et la Directive sur la protection temporaire »
- Tribunal d’Arnhem, 8 juillet 2024, ECLI:NL:RBDHA:2024:10491
- Conseil d’État, 2 avril 2025, ECLI:NL:RVS:2025:1473
- Franssen, K. Tijdelijke bescherming van asielzoekers in de EU (thèse de doctorat, Nimègue, 2021)
Nous remercions Yuliia Ilkiv d’avoir généreusement mis à disposition son œuvre d’art pour accompagner cet article. Son dessin raffiné et émouvant ajoute profondeur et réflexion au sujet traité. Vous pouvez découvrir davantage de son travail sur www.juliailkiv.com.